Le théâtre du crime
Cela ressemble à ces devinettes qu’on pose aux enfants pour exercer leur sens logique. Qu’est-ce qui est plus lourd, un kilo de plume, ou un kilo de plomb? Quelle est la couleur du cheval blanc d’Henri IV? Quelle est la couleur de la nuit? Et puis si vous posez sérieusement la question, vous verrez qu’on vous répondra, non pas que la nuit est noire, mais qu’elle est bleue, sans doute par référence à la couleur du ciel par une nuit de pleine lune. Pourtant la nuit n’est vraiment bleue que dans les chansons, et surtout, la nuit ce n’est pas seulement le ciel. La nuit, contrairement au jour, n’est pas monochrome. C’est un artifice plein de feux divers. Inventée par l’homme, elle est le moment de prédilection de ses dérives. Le terrain par excellence du rêve et de l’amour. Mais aussi de la débauche et de la violence. Le monde autre en somme, à défaut d’être l’autre monde. Celui dans lequel s’exprime la part de nuit de l’homme.
Il en est de même des photographies. Celle de jour est considérée comme légitime, normale, pour un peu on dirait « naturelle ». Apollon n’est-il pas le dieu des Arts en même temps que du Soleil ? A l’opposé, photographier la nuit ressemble à une provocation, une extravagance, une perversion. Effectivement, pourquoi attendre que le jour disparaisse pour saisir l’aspect du monde ? Pourquoi opérer la nuit pour inscrire sur la pellicule la forme des choses? Oui, pourquoi ? Pourquoi faire le tour du monde à la voile, alors qu’il est si aisé de prendre l’avion! Et pourquoi le funambule marche-t-il sur un fil, alors qu’il est si facile de cheminer sur le trottoir? Il y a dans la photographie de nuit une manière de défi gratuit qui la fait ressembler à une performance de spéléologue. Hors-normes et paradoxal, le photographe est alors un pêcheur d’images nyctalope qui plonge au coeur de l’obscurité.
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La nuit cependant, n’est pas qu’un moment privilégié pour l’investigation de l’espace. C’est aussi le moment de la révolution terrestre durant lequel les objets se transforment, prennent une valeur inverse. La nuit les silhouettes sont claires sur fond sombre. Comme ces personnages de carnaval, riches habillés de haillons, gueux déguisés en princes, et qui un bref laps de temps, peuvent faire tout le contraire de ce que leur assigne ordinairement la société. La nuit tout est différent, tout est possible, tout peut arriver. Les rêves les plus fous ne sont plus improbables. Dans la nuit saharienne étoilée de satellites, on peut se laisser prendre la main par la femme Reguibat assise devant sa tente qu’on courtise à coup de chiquenaudes sur les bras et les joues. Se laisser entraîner derrière la dune manger les gâteaux au miel les yeux dans les étoiles. Partager la nuit donne à la connaissance une dimension que le jour ignore. D’ailleurs peut-on dire d’une femme, d’une ville, qu’on la connaît si on ne l’a pas connue la nuit?
Pour beaucoup toutefois, la caractéristique majeure des photos de Barbieri, c’est de ne comporter aucun être humain. D’Eugène Atget qui photographia de la sorte les rues de Paris à l’autre bout du siècle, les surréalistes dirent qu’il avait photographié le théâtre du crime, et on a de bonnes raisons de penser qu’ils se référaient au crime commis par l’ordre social sur l’individu. Pour ce qui est des images de Barbieri, on ne peut s’empêcher d’évoquer des crimes plus radicaux: et si ce qu’il nous montre étaient les futurs vestiges de notre présent menaçant? Si son regard était celui d’un archéologue futur? Si ces espaces vides avaient été « traités » par les neutrons? De quels missiles ont été victimes cette locomotive et ce bateau? Sans aller jusqu’à retenir cette hypothèse, qu’on ne peut toutefois éliminer complètement, ces images pourraient parfaitement servir de décor au théâtre du crime écologique perpétré quotidiennement sous nos yeux dans nos villes et nos campagnes.
( In Notte. Photographies de Olivo Barbieri. Art&,1991.)