Il était un fois l’Europe
de Gianni Berengo Gardin
Les artistes précèdent toujours les institutions. Qu’elles soient politiques, économiques, juridiques ou financières, celles-ci ne font jamais, au mieux, qu’entériner de plus ou moins bonne grâce, les mouvements, les aspirations d’hommes et de femmes qui ont indiqué la direction, ouvert la voie et montré l’étoile.
En 1955 paraissait sous une couverture de Juan Miro, Les Européens d’Henri Cartier-Bresson, un livre qui fait date dans l’histoire de la photographie, mais trace surtout le portrait d’une Europe encore marquée par l’effroi de la Seconde Guerre mondiale.(1). La même année ou peu s’en faut, Berengo Gardin, de vingt deux ans le cadet de Cartier-Bresson, choisit d’entrer en photographie comme on entre en religion.
Aujourd’hui l’Union Européenne compte vingt-cinq pays et quatre cent cinquante millions d’habitants, qui sont, nous disent les politiques, gages de sa force et garants de sa prospérité future. En attendant cette position dominante qui serait le fruit de l’union, nous vivons l’Europe des concentrations, restructurations et délocalisations génératrices de chômage massif, qui font pendant sur la scène internationale, à une présence et un rôle de l’Europe qui n’ont rien de particulièrement glorieux.
Mais de quelle Europe parlons-nous ici? Celle des technocrates de Bruxelles voulue par les politiques de tous bords et de tous pays? Ou celle des peuples qui au cours des siècles et au-delà ( ou peut-être en raison ) des guerres et des affrontements, ont tissé une civilisation commune? Il suffit d’aller en Afrique ou en Asie pour sentir qu’avant d’être Français, Anglais ou Allemand, on est d’abord perçu comme un Européen. De ces Européens que Gianni Berengo Gardin photographie depuis maintenant près d’un demi-siècle. Car à l’époque où l’Europe en était encore à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, Berengo Gardin lui, sillonnait déjà la plupart des pays européens.
Non pas pour conquérir des parts de marché ou constituer un improbable trust européen de photographes. Mais pour voir. Rencontrer et voir le Paris des années cinquante et du reportage humaniste français alors à son apogée. Rencontrer les Ronis, Boubat, et Masclet dans la ville où il reviendra vingt et trente ans plus tard photographier les constructions de son ami Renzo Piano, l’architecte du Centre Pompidou. Après Paris, et dès les années soixante, ce sont les journaux et les éditeurs qui l’envoient aux quatre coins de l’Europe, sur les champs de courses et les stations balnéaires britanniques, au Carnaval de Cologne ou en Espagne pour la Semaine Sainte de Séville, en Finlande ou dans la Yougoslavie non encore éclatée.
Sur ces terrains-là comme dans son Italie natale, Berengo Gardin assez rapidement, se forge plus qu’un style, une attitude. Contrairement à son aîné français, et malgré l’estime réciproque qui existe entre les deux hommes, Berengo n’est pas, et ne sera jamais à la recherche de l’instant décisif et de la géométrie parfaite. Son inspiration est d’ordre moins plastique et beaucoup plus narratif. Ses phographies ne posent pas de questions, elles décrivent la réalité des faits et s’imposent comme des évidences. Il y a dans ses photos une respiration naturelle qui entraîne l’adhésion et force le respect.
Car même s’il a réalisé des ouvrages d’illustration parmi les quelque deux cent livres qu’il a signés à ce jour, Berengo n’est pas un illustrateur. Il se distingue de ceux-ci par plusieurs traits dont le premier est le refus obstiné, constant et tenace de l’utilisation de la couleur. Pour lui la photographie c’est le noir et blanc, point. Il marque par là son penchant pour une photographie plus discursive, plus dramatique, en quelque sorte plus littéraire que plasticienne. L’autre trait qui le caractérise est ce que j’appelle la transparence de son style. Une manière de s’effacer devant les choses et les gens qui n’appartient qu’à lui et a le mérite, rare, de produire des images sans afféterie aucune, dans lesquelles le réel occupe tout l’espace, ne laissant aucune place à l’ego esthétisant du photographe. Si nous somme fiers d’ajouter aujourd’hui ce modeste catalogue à sa déjà très longue bibliographie, c’est parce que le regard de Berengo Gardin est en parfaite adéquation avec un sujet comme les Européens. Parce que c’est un regard droit, simple, direct, et, même lorsqu’il est teinté d’humour, d’une humanité presque fraternelle.
Depuis maintenant près de vingt cinq ans que je connais Gianni Berengo Gardin, mon admiration pour lui ne cesse croître. La constance immuable avec laquelle il affirme sa manière d’être et de vivre simple et droite, est d’une élégance unique dans le monde de la photographie. Mais ce qui le fait unanimement considérer comme un des grands photographes européens, c’est que sa photographie est totalement à l’unisson de ce qu’il est. Il n’y a pas l’espace d’une pellicule entre le photographe et l’homme. Parce qu’il photographie comme il respire et que depuis près d’un demi siècle il vit totalement par et pour sa photographie. Pouvait-on rêver personnalité plus indiquée pour donner de l’Europe une image en forme d’espoir ?
(1) Il y eut en 1997, une édition intitulée “Des Européens” remaniée et enrichie par Maurice Coriat de photographies postérieures à la première édition, à l’occasion d’une exposition à la Maison Européenne de la Photographie à Paris.
( In Il était une fois l’Europe. Photographies de Gianni Berengo Gardin. Hélio. Tourcoing, 2003.)