Le passant et les étoiles
Notes du commissaire de l’exposition sur la ville,sur les photographies,
sur les photographies, sur le photographe et sur lui-même.
La première fois il faisait nuit. Sur l’ocre des façades, l’éclairage accentuait encore la théâtralité des lieux. Tout de suite j’ai été troublé par la sensualité de cette architecture allongée sur la colline, et où tout semble organisé pour les yeux et les images. Je dois dire que j’ai avec les villes, une relation qu’en principe les hommes n’entretiennent qu’avec les femmes. Leurs formes, leurs volumes, leurs parfums, leurs odeurs, et jusqu’au grain des murs que je frôle en passant de la paume de la main, tout peut m’enamourer et me séduire. Alors à Noto, une fois laissé derrière moi le San Corrado de bronze et passé la Porta Reale qui introduit à la vaste scène qu’est le coeur de la ville, j’entre dans un état de légère ivresse, de volupté visuelle, et d’excitation intellectuelle sans objet précis.
Mais comment rendre ces vibrations, ce chavirement chaque fois renouvelé de l’oeil devant les beautés baroques et les séductions arhitecturales? Comment évoquer l’incitation au rêve et à la divagation que constitue chaque visite à Noto? Comment donner une idée du mélange de féérie et de panoramique de film d’architecture que constitue une promenade dans la ville? Comment mettre en images la singularité de cette cité née d’un tremblement de terre, dessinée d’un trait, construite sur une colline rase, et d’un coup projetée hors de son temps pour venir s’exhiber à nous, exemple rare de cohérence architecturale et urbaine?
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Dans l’histoire de la photographie italienne de ces cinquante dernières années, Viaggio in Italia, paru en 1984 est un point de repère. Luigi Ghirri tente d’y faire en même temps l’état des lieux du paysage de la Péninsule et celui des tendances de la jeune photographie. L’ouvrage se termine sur l’une des images de Barbieri qui montre l’envers du décor des Arènes de Vérone où se mêlent vraies colonnes antiques, colonnettes de béton et colonnes de théâtre en contreplaqué dans une lumière incertaine d’arrière-scène. C’est cette image qui a relié Barbieri à Noto.
Lui qui avait photographié à Florence le David de la Piazza della Signoria envahi par les échaffaudages s’est tout de suite senti à l’aise à Noto. Par le choix de ses cadrages, par sa technique qui demande une grande préparation et ses poses longues, non seulement il ne fige pas le mouvement des Netini, mais il les efface complètement de la surface de l’image! En effet, lorsque le diaphragme d’un appareil photographique reste ouvert plusieurs secondes, et a fortiori plusieurs minutes, seuls les objets inanimés, les pierres, les statues, les palais, restent sur la pellicule. Le passant, même s’il traverse le champ, ne s’inscrit pas dans l’image. Le temps photographique ici agit en filtre, il ne retient que les gros morceaux.
Donc sur ces photographies il n’y a pas de personnages. Mais qui parle le mieux de l’homme si ce n’est l’empreinte qu’il laisse sur les choses? Si elle élimine de sa surface les passants éphémères, la photographie de Barbieri par contre, enregistre parfaitement l’œuvre des hommes et la trajectoire des astres, comme le démontre l’emblématique image du Cozzo Marotta. Au milieu de la nuit, le photographe installe son pied sur le Piazzale Marconi et, pendant plusieurs dizaines de minutes, ouvre son objectif vers le vallon et les étoiles. Les voitures passent, et leurs phares projettent l’image de San Corrado, le saint patron, sur la colline. Pendant ce temps la Terre tourne, et les étoiles, répondant sans doute à l’appel de l’inventeur du téléphone sans fil, écrivent sur la surface sensible le lent déplacement de Noto dans l’Univers.
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La première fois, je l’ai dit, j’ai été séduit. Mais ce n’est que plus tard, à ma troisième ou quatrième visite que j’ai compris la vraie raison de mon ravissement: Noto était la ville de L’Avventura. Je me croyais pris par la couleur chaude des pierres et l’ordonnancement des espaces, je l’étais en réalité par mes retrouvailles avec le décor du premier grand film de Michelangelo Antonioni. Encore lycéen, je fus troublé aux larmes par le chef-d’œuvre où se mêlaient indistinctement, la beauté des Iles Éoliennes, les longs plans-séquences qui exprimaient à la perfection une recherche angoissée, une scène d’amour futuriste le long d’une voie ferrée, les mèches blondes, les yeux étonnés, la bouche pulpeuse, les longues jambes et la voix éraillée de Monica Vitti pour qui je conçus instantanément un amour si violent, qu’aujourd’hui encore, lorsque je tape son nom sur le clavier de mon ordinateur, mes doigts s’émeuvent.
L’Avventura et la Vitti ont conditionné ma vie, et c’est sans doute pour elles que j’ai fait ce livre sur Noto. Aujourd’hui j’en viens à me demander si, au-delà de L’Avventura, ce n’est pas Noto qui est un des pivots de ma vie. Mais les Netini savent que les étrangers viennent en Sicile, s’en éprennent, puis un jour ou l’autre repartent, laissant les Siciliens avec leur terre. Du voluptueux balcon de pierre tourné vers la Méditerranée, je ne garderai peut-être qu’une Trinacria d’or au revers de mon veston. A moins que, passant de nuit sur le Piazzale Marconi, je ne voie au-dessus du Cozzo Marotta, les étoiles tracer une autre direction à mon destin.
( In Noto. Photographies de Olivo Barbieri. Artestudio. Siracusa, 1990.)