L’île au cœur
« La photographie, constate Roland Barthes, est un médium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination: fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps: une hallucination tempérée en quelque sorte, modeste, partagée (d’un côté « ce n’est pas là », de l’autre « mais cela a bien été »): image folle frottée de réel. »(1). Peut-être est-ce dans cette ambiguité que réside l’extraordinaire affinité qui existe entre la Sicile et la photographie. Dans les mosaïques romaines de Piazza Armerina, au-delà de leur beauté formelle, ce qui nous touche, c’est leur parenté avec nous. Ce qui nous intéresse, c’est notre rapport, nos ressemblances surtout, avec ces hommes et ces femmes d’il y a mille six cents ans. Nous sentir les héritiers de ces civilisations qui ont illuminé le monde nous remplit d’orgueil. Autour de nous pourtant, rien qui puisse justifier cette fierté (« ce n’est pas là »). D’où l’importance de ces images d’images que sont les photographies de sculptures, de mosaïques, de temples (« mais cela a bien été »). Témoignant de l’héritage, elles autorisent la fierté. Justifiant la fierté, elles permettent l’espoir. Aujourd’hui, de plus en plus d’hommes et de femmes se sentant Méditerranéens, en tirent fierté et espoir. Je suis de ceux-là.
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L’aventure de la photographie en Sicile commence très peu de temps après le début de l’aventure de la photographie tout court. Il semble que le Révérend George Bridges, un Anglais basé à Malte, soit un des tout premiers en 1846 et 47, à photographier Taormina, Catane, Syracuse, Palerme(2). Nous sommes alors à l’époque du calotype et des tirages sur papier salé. A sa suite, durant toute la seconde moitié du 19ème siècle, la Sicile connaît une forme photographique du « Grand Tour » qui a déjà amené dans l’île tant d’artistes. Ce qui a enchanté les écrivains et les peintres, émerveille les photographes. En outre, pour ceux qui veulent faire métier de la photographie, installer studio et constituer clientèle, le Sud est une terre d’élection: les concurrents ne sont pas trop nombreux et la technologie française et allemande fait merveille. C’est l’époque où dans la seule ville de Messine, à côté d’une dizaine d’artisans locaux, on trouve une « Photographie parisienne » de Germeuil et Bonnaud, une « Fotografia Parigina » tenue par un certain Jacques auquel succèdera un Ledru, et même une « Società Fotografica Francese » logée dans l’ex Palazzo del Duca Saponaro(3). A Palerme on trouve dès la fin des années cinquante Laisné, et Eugène Sevaistre qui fera des barricades de mai-juin 1860 des clichés historiques, aujourd’hui dans tous les livres d’histoire.
Mais les étrangers ne sont pas les seuls ni les plus grands. Dès les années soixante à Palerme, les studios de prestige où l’on va se faire tirer le portrait sont ceux de Giuseppe Incorpora et de Eugenio Interguglielmi, ainsi que ceux de Lo Forte et des frères Seffer. A eux tous ils construisent, de la bourgeoisie sicilienne, l’image dont elle a tant besoin pour se sentir l’égale de celles du continent. La gloire des Incorpora et Interguglielmi culminera au tournant du siècle lorsque Palerme à son apogée voit défiler les têtes couronnées d’Europe qui, en permettant qu’on les photographie, laissent derrière elles leurs armoiries sur les cartes de visite commerciales des photographes.
De l’autre côté de l’île cependant, se joue une autre partie photographique. Trois amis, que rapproche d’abord la littérature, s’éprennent de photographie et en jouent. Ce faisant, Luigi Capuana, Federico De Roberto et Giovanni Verga, ne se doutaient sûrement pas qu’ils provoqueraient, cent ans plus tard, tant de commentaires et de polémiques. Verga surtout, allume les passions. En Sicile aujourd’hui, notamment du côté de Catane, on considère comme un outrage l’idée que le merveilleux et puissant écrivain des « Malavoglia » pourrait ne pas être un grand photographe. »Verga est un grand écrivain, Verga se sert de ses photos pour écrire, donc il est un grand photographe ». Gare à celui qui met en doute cette équation! Je m’abriterais donc lâchement derrière deux citations pour évoquer (et clore?) le problème. Dans l’étude détaillée(4) qu’il consacre aux trois Catanais, Andrea Nemiz écrit de Verga qu’il a « un langage photographique très élémentaire » et poursuit: »Les imperfections techniques ne manquent pas, et même abondent: flous, halos lumineux inopportuns. Jusqu’aux cadrages qui laissent souvent à désirer. » Voilà pour l’aspect qualitatif. Pour ce qui est du lien photographie-écriture, j’appelle à la barre un autre témoin: « Pour eux la photographie était essentiellement un divertissement, et secondairement – mais très secondairement, peut-être même fortuitement – un auxiliaire ». Et un peu plus loin: »Il ont peut-être bien passé quelque photographie à des dessinateurs, des décorateurs, mais il ne semble pas qu’ils s’en servirent eux-mêmes pour se remémorer une impression ou pour décrire plus précisément des lieux ou des types humains. On peut présumer que la seule idée de décrire un lieu ou un visage par la médiation et l’aide de la photographie répugnait à leurs intentions, à leur conception de l’art d’écrire »(5). Cette observation est de quelqu’un qui a quelque qualité pour parler de création littéraire, de photographie, et qu’on peut difficilement accuser de chauvinisme antisicilien, il s’agit de Leonardo Sciascia.
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Au moment même où Verga se met à la photographie, en 1878, à quelques kilomètres de lui, à Taormina, Wilhelm von Gloeden, un baron allemand venu en Italie se refaire une santé, trouve sous le soleil de Sicile bien plus que cela. « Dans les contrées classiques de la Sicile, mes enthousiasmes se réveillèrent pour mes études préférées sur la vie des anciens, et à mon esprit revinrent comme jamais, les vers harmonieux de Théocrite et d’Homère, qui me transportèrent parmi les bergers arcadiens et Polyphème »(6). De ses photographies qui aujourd’hui s’étalent en posters dans les boutiques de Taormina entre tee-shirts fluo et assiettes peintes, Roland Barthes écrit(7) que ce qui fait leur force et leur audace, c’est « de mélanger tout simplement, comme il le fit, la culture la plus « culturelle » et l’érotisme le plus lumineux ».
Encore une fois, la notoriété de l’étranger ne doit pas cacher les photographes locaux, même si, comme c’est toujours le cas en Sicile, les destins des uns et des autres sont mêlés. Car en même temps que Von Gloeden, se trouve à Taormina un grand photographe, Crupi, qui fait de remarquables portraits et d’incomparables vues de la baie. Tandis qu’à Palerme et Catane exercent ceux qui deviendront deux grands de la photographie sicilienne: Cappellani et Martinez. Dante Capellani est le photographe de la Palerme en plein développement des années vingt, de son architecture, mais aussi de nombreuses scènes de vie qui nous renseignent d’une manière lumineuse sur la capitale entre les deux guerres(8). Elles témoignent d’une recherche du point de vue, d’un sens de l’espace qui font de Cappellani l’un des précurseurs de la photo moderne d’architecture et d’urbanisme, et en tous cas, le photographe palermitain majeur de cette période-là.
Mais du début du siècle à la seconde guerre mondiale, à Catane, c’est une autre figure qui marque de son empreinte élégante la photographie sicilienne. Fils de notaires raffiné et cultivé, Luigi Martinez, grâce à son ouverture d’esprit et ses voyages dans les grandes capitales est à la pointe de la recherche photographique. Et il suit, du réalisme au pictorialisme, l’évolution de cette discipline qui au tournant du siècle, commence à chercher son autonomie d’art à part entière. La Catane de Martinez est celle de l’exposition de 1907, des jardins et des bords de mer où il fait bon se promener. Une vision de la Sicile qui, pour être enjolivée par les procédés pictorialistes, n’en correspond pas moins au monde de l’élite catanaise d’alors(9). Cappellani et Martinez, deux personnages dignes de l’intérêt des chercheurs et historiens de la photographie pour peu qu’on puisse se faire une idée à peu près complète de leurs oeuvres, l’une et l’autre gravement mises à mal par la dernière guerre mondiale.
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En même temps qu’elle détruit, la guerre amène en Sicile le premier photographe de Magnum, alors même que Magnum n’existe pas encore. C’est en effet dans les rangs de l’armée américaine que Robert Capa met le pied sur l’île en 1943. Faut-il voir un signe dans cet épisode qui inspire à Vincenzo Consolo(10) une petite nouvelle? Le fait est que les membres de la célèbre agence affectionnent l’île: David Seymour en 1955, René Burri en 56, Sergio Larrain en 59, Bruce Davidson en 61, Henri Cartier-Bresson en 71, Leonard Freed en 74, Joseph Koudelka plusieurs fois depuis le début des années 80, et la liste n’est pas close! Qu’est-ce qui fait venir en Sicile tous ces photographes de la plus prestigieuse agence du monde? Les temples grecs, la « mattanza » du thon et les fêtes religieuses sans doute. Mais au-delà de ces clichés rebattus mille fois, que viennent chercher ici ces photographes qu’ils ne trouvent pas ailleurs? Le décor d’un passé qui fascine d’autant plus que chacun peut l’imaginer à sa guise? Les visages d’une humanité vraie mieux préservée qu’ailleurs? Est-ce cette même chose qui attache les Siciliens à leur terre? Quelle est cette magie?
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Faire un livre sur la photographie en Sicile sans les images de Enzo Sellerio, tient de l’inconscience et du paradoxe car Inventario siciliano est LE livre de photographies sur l’île. Il n’a pas de précédent et n’aura jamais de successeur: c’est un point d’intersection unique entre l’histoire d’un pays, celle de la photographie, et celle d’un homme. L’avoir reçu de son auteur est pour moi un privilège insigne, mais longtemps je n’ai pas compris pourquoi Sellerio ne voulait plus figurer dans des livres comme celui-ci. La raison en est simplement l’accentuation, le prolongement des motifs qui l’ont fait cesser de photographier, et qui figurent déjà dans la préface de son livre-phare, en 1977: »Le monde change parce que cela est écrit: mais moi, homme tranquille, je ne me sens pas capable d’être le chroniqueur de cette métamorphose bouleversante et obscure »(11). Et plus récemment en 1983: »Me promenant dans Palerme, ou revisitant les châteaux et monastères de mon livre qui tombent en ruines, je perds de plus en plus la joie de vivre. Cette ville et cette île, je les laisse aux jeunes qui peuvent les photographier avec une angoisse moindre »(12).
Les « jeunes » n’ont pas manqué de suivre l’invitation. Et il se passe un peu dans la photographie contemporaine ce qui se passe en littérature: on trouve souvent des siciliens parmi les dix meilleurs auteurs du moment. Pas question ici de palmarès, mais on ne peut passer sous silence l’accession à la notoriété photographique internationale des Scianna, Battaglia, Zecchin, Bazan, Palazzolo. La Sicile est la matière des deux premiers livres que Scianna publie, le premier à vingt deux ans (Feste religiose in Sicilia), le deuxième à trente quatre ans (Les Siciliens), et « les photographies de Scianna, qui racontent la Sicile comme elle est pour les Siciliens, sont la cristallisation d’un long processus de connaissance; et aussi d’amour, et de haine: parce que la Sicile, est toujours, pour un Sicilien, comme la femme chantée par le poète antique: « Nec sine te, nec tecum vivere possum »(13). Mais alors que Scianna privilégie le monde rural, ignore la ville et les crimes de la mafia, Battaglia et Zecchin, en font leur principal sujet, au moins dans un premier temps. Comme avant eux Nicola Scafidi et Santi Caleca leurs confrères reporters à « L’Ora » de Palerme, ils vivent la douloureuse contradiction qui fait que chaque image publiée pour dénoncer un crime de la mafia, est en même temps attestation, proclamation, de sa puissance. Cependant, avec ou sans mafia, de Sellerio à Bazan en passant par Scianna, Zecchin et le Prix Eugene Smith de Battaglia, la Sicile continue de donner à l’Italie quelques-uns de ses meilleurs reporters-photographes. Tandis que seul sur son promontoire d’Ortigia, où veille une magie qui encore et toujours fait surgir les personnages mythiques, Palazzolo invente, tête après tête et corps après corps, les images qui consacrent le portrait photographique héritier légitime de la statuaire antique.
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Parallèlement, les photographes étrangers continuent à venir en Sicile à la recherche de cette chose que je ne sais nommer ni même identifier précisément. Bernard Plossu dans les petites îles autour de la grande, Descamps sur les pentes de l’Etna un siècle après Vittorio Sella, et Sylvia Plachy, cette hongroise de New-York, creusent après lui le sillon tracé par le Révérend Bridges. Dans les moments mêmes où la Sicile est hébétée de malheurs, elle continue à offrir sa chair aux photographes du monde comme une mère blessée dont les blessures n’entament pas la générosité. Nous savons maintenant qu’outre Verga, Pirandello, Vittorini, Sciascia, la Sicile c’est aussi des photographeis et des photographes majeurs de l’histoire de cette discipline. Ceux qu’elle produit, et ceux qu’elle inspire. C’est la preuve que la fécondité sicilienne ne s’arrête ni aux temples grecs ni même à la littérature. Elle est une constante de cette terre. La fierté et l’espoir ne doivent pas leur raison d’être uniquement au passé.
Souvent dans une conversation de fin de dîner, on fait mine de vous demander si la Sicile est au sud de l’Europe ou au nord de l’Afrique. Il faut répondre qu’elle est les deux à la fois, que c’est ce qui fonde son histoire, son originalité, et peut-être demain, sa force. On peut répondre aussi que la Sicile n’est ni au nord ni au sud. Elle est au coeur. De la Méditerranée. Au coeur de la lumière et de l’olivier. De l’univers de Dionysios. Elle est un verre d’eau fraîche dans la fournaise. Elle est au coeur des hommes qui l’aiment et des artistes qui l’ont peinte, décrite, photographiée, et continuent à le faire. C’est pour cela qu’elle ne mourra jamais.
Notes
1.Roland Barthes. La Chambre Claire. Note sur la photographie.
Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil. Paris,1980.
2.Robert E.Lassam & Michael Gray. The Romantic Era. La calotipia in Italia 1845-1860.
Alinari, 1988.
3.Piero Becchetti. Fotografi e fotografia in Italia 1839-1880. Ed.Qasar. Roma,1978.
4.Andrea Nemiz. Capuana, Verga, De Roberto fotografi. Edikronos,1982.
5.Leonardo Sciascia. Prefazione di Capuana, Verga, De Roberto. Ibid.
6.Wilhelm von Gloeden. Wilhelm von Gloeden fotografo. Galleria del Levante. München.1979.
7.Roland Barthes. Wilhelm von Gloeden. Amelio Editore; Napoli.1978.
8.Fotografia della città. Focus Galleria. Palermo, 1985.
9.Catania e il suo fotografo. Le fotografie di Luigi Martinez.
A cura di Aurelio Cantone Alessandro Martinez. Studio Martinez. Catania,1984.
10.Vincenzo Consolo. Il Fotografo. Fotografi Siciliani. Focus Galleria. Palermo, 1986.
11.Enzo Sellerio. Inventario siciliano. Sellerio editore. Palermo. 1977.
12.Enzo Sellerio. Intervista a cura di Diego Mormorio. I grandi fotografi.
Gruppo editoriale Fabbri. Milano, 1983.
13.Leonardo Sciascia. Les Siciliens. Denoël. Paris, 1977.
( In Sicilia dei fotografi. Artestudio Mediterraneo. Siracusa, 1992.)