Bill the greatest
Les carabiniers-musiciens sont là, en formation devant le Palazzo Madama, tenue d’apparat, plumet blanc et rouge au chapeau. Klein, qui a flairé le bon coup, arrive dessus comme un rapace, avec des enjambées telles, que je suis obligé de me mettre au pas de course pour le suivre. Pendant que d’autres photographes, amateurs et professionnels, se tiennent à distance et cherchent artistement des angles avec leurs téléobjectifs, Klein est entré dans le carré des carabiniers, leur met ses appareils sous le nez à toucher leur moustaches et comme ils ne veulent pas quitter l’objectif des yeux, cela les oblige à loucher. Même consentants, ils ne comprennent pas très bien ce qu’on peut photographier d’aussi près. Alors Klein passe à l’un d’eux un appareil avec un grand angle pour qu’il voie et en échange l’autre lui passe son bicorne. Le pacte est scellé. Pendant plus de vingt minutes, le photographe peut tranquilement tirer sous tous les angles sur l’élite des carabiniers.
A quelques mètres de là, un tramway spécial affrété par les Brésiliens et couvert de supporters promène ses couleurs et sa musique. Klein un oeil sur les carabiniers un autre sur le tramway a un instant son regard divisé. Noir graphique des militaires ou couleur désordonnée des cariocas ? Photographier c’est choisir, choisir, choisir. Sans doute parce que le travail est en noir et blanc et que les Brésiliens, on aura bien l’occasion de les revoir, Klein choisit les carabiniers qui justement partent vers la Piazza San Carlo, où doit avoir lieu le concert. Déjà il est devant eux, suit leur pas cadencé, les précéde, se faufile dans leur files, revient en tête, change d’appareil, court, déclenche, repart, et une fois sur la place, alors que les carabiniers soufflent un peu, il passe à un groupe de soldats, puis à la foule, revient cadrer les officiels pendant leurs discours, et tandis que l’Orchestre de l’Arme entame la Carmen de Bizet, Klein retourne à la foule qui, massée sous son roi, lève ses regards vers le ciel.
Aprés quelques tours pour s’assurer qu’il ne reste sur la place ni gens ni choses qui seraient en rapport avec le Mondiale et comme il fait très chaud, Klein s’accorde un cornet de glace. Mais tout en commandant son chocolat-vanille, il regarde une dernière fois dans son viseur, pour voir si par hasard, la serveuse, ses cornets et ses bacs de crèmes ne seraient pas bons à prendre.
Jour aprés jour, Klein lui aussi avance dans son livre. Comme l’Italie, il joue deux compétitions à la fois. Avec les matches qui se déroulent à Turin, avec les Brésiliens, Ecossais, Argentins, Allemands, Anglais, il couvre l’actualité. Avec les Turinois qui suivent anxieusement l’itinéraire de la Nazionale devant leurs postes de télévision, il observe, ausculte et sonde le petit monde turinois et, à travers lui, la société italienne. Il balaye large: pompiers,
marginaux, bourgeois, jeunes, vieux, famille moyenne, cadres d’entreprise, artistes, militaires, journalistes. Sans arrêt il se renseigne, demande, questionne jusqu’à exaspérer. Une fois l’objectif fixé, caserne, restaurant, lieu public où l’on retransmet les matches, il fonce avec l’aide du fidéle Davide qui l’assiste dans cette épopée turinoise. Il va sur ses sujets comme un prédateur sur sa proie. Droit au but, sans détour et sans explication. On tire d’abord et on discute aprés. Un comportement qui peut prêter à discussion, mais qui n’est pas aussi terrible que l’image du rapace pourrait le laisser croire. D’abord parce que WK pratique une photographie à hauteur d’yeux, à hauteur d’homme. Virtuose du grand angle dont il a contribué à populariser l’utilisation, jamais il ne s’autorise l’effet facile, le coup bas en forme de contreplongée déformante que permettent les courtes focales.
Surtout, il change la donne photographique habituelle. Sa maniére de faire face au sujet, de ne pas se cacher, de s’approcher tout près, crée une relation photographe-photographié qui n’existe pas dans la photographie de l’instant décisif furtivement dérobé. Les tifosi de la Piazza San Carlo ou d’ailleurs, lorsqu’ils le voient venir, ont la possibilité de refuser. En général ils acceptent, font face au photographe présent, et à leur tour se mettent en représentation. Verbal ou muet, voulu ou non, un dialogue s’établit entre le photographe et les autres, une comédie se joue dont il est l’instigateur. L’image qui en résulte est alors la trace d’une performance collective dont le photographe a été un des protagonistes.
Sans doute parce qu’il est aussi metteur en scène et photographe de studio, il lui arrive même d’aller un peu plus loin dans cette intervention sur le comportement de ceux qu’il photographie. Aux fanatiques du non interventionnisme qui voudraient qu’on ne touche à rien, il convient de rappeler que l’authentique n’est pas toujours vrai. Ce qu’image parfaitement L.F.Céline lorsqu’il explique la création artistique par la métaphore du bâton dans l’eau. Si je mets à moitié un bâton dans l’eau, celui-ci paraît faire un angle. Si je veux qu’il apparaisse droit, il faut que je le casse au préalable. Autrement dit, si je veux que les gens soient vrais sur mes photographies, il faut que j’intervienne. C’est pourquoi l’attitude de Klein en reportage, dans la rue, consiste parfois à rechercher les conditions du studio afin de mieux maîtriser les différents paramètres, et construire l’image comme il l’entend. Dans ce livre, pour certaines photographies, les personnes ont été mises en place par le photographe. Non seulement il est impossible de les distinguer des autres, mais en plus, ce sont celles qui offrent la vérité la plus criante.
Parfois l’intervention du photographe révèle une réalité plus cocasse que les apparences. Dans une tribune surchauffée par l’enjeu, Klein se plante devant un supporter suédois, un géant blond qui gesticule et vocifére dans son accoutrement guerrier que
surmonte un redoutable casque à cornes et le mitraille à bout portant. Au quinzième coup de flash, le terrible viking n’y tient plus, se penche vers le photographe, et sur le ton…du jeune suédois bien élevé, supplie: »Pleaease »!
Klein n’en est pas à son coup d’essai avec l’Italie. Dés 1951 il expose des peintures à Milan, travaille pour la revue Domus, est invité par Fellini à Rome en 1956, ce qui lui donne l’occasion de faire, sur la Ville Éternelle, juste après New-York et avant Moscou et Tokyo, l’un des livres-phares de la photographie des années cinquante. Carole Naggar écrit que « Klein ne fait pas de la photographie, il fait des livres ». Rome, paru en 1959, aujourd’hui objet de collection et d’étude pour les historiens de la photographie est un des plus réussis. Klein avec tendresse et ironie, en même temps qu’il bouleverse les lois d’un genre, saisit la réalité de l’Italie du lendemain de la guerre. Pour Klein par conséquent, la ville italienne n’est pas une inconnue. Cependant lorsqu’il arrive à Turin début juin, ses idées sur le livre qu’il doit faire se limitent à quelques lignes dactylographiées. La véritable élaboration se fait sur place, progressivement, à mesure que les images arrivent du laboratoire. Chaque jour, avant de partir en prise de vues, il passe des heures à scruter les contacts des journées précédentes, à trier les épreuves de lecture qu’il a déjà sélectionnées. Durant tout son séjour à Turin, plusieurs fois par jour, il va de l’image à la réalité, et de la réalité à l’image.
Au début, il pense que la structure du livre pourrait naître de l’opposition entre l’urbanisme carré qui caractérise Turin depuis l’époque romaine, et l’exubérance des scènes que ne manque pas de provoquer le Mondiale. Pendant quelque temps il se tient à ce schéma dont il reste les premières pages du livre. Puis il découvre les statues équestres dont Turin regorge, et les utilise comme les symboles de ce fighting spirit que les Italiens d’aujourd’hui essaient de retrouver dans leurs chevaliers du ballon rond. Peu à peu cependant, le Mondiale enfle, occupe tout l’espace, et les images directement liées à l’événement sportif sont de plus en plus nombreuses. Avec Allemagne-Angleterre, il se rend compte qu’il couvre à peu près tous les aspects du Mondiale à Turin et décide, pour la structure, de s’en tenir aux événements, de coller strictement à la chronologie pour évoquer l’atmosphère dramatique qui pendant un mois fait de l’Italie une scène mondiale.
Ensuite Klein travaille à la maquette et aux tirages. La maquette, c’est des photocopies de tirages. Intéressant les photocopies. Plus légères, plus maniables que les photographies elles-mêmes, elles font perdre à l’image son caractère d’objet artistique précieux pour ne conserver que l’essentiel. Une réduction momentanée qui convient bien au travail de Klein. En travaillant sur des photocopies pour bâtir un livre, on ne risque pas de prendre un coucher de soleil ou un bel effet graphique pour une photo importante. S’il ne se passe rien, si l’image n’est pas chargée comme un fusil, sur une photocopie, ça se voit tout de suite. De nouveau le metteur en scène apparaît lorsqu’il s’agit de faire les derniers choix, de grouper les photos et de les mettre les unes derrière les autres. Là ou d’autres font des choix purement plastiques, organisent des séquences sur des ressemblances uniquement formelles, Klein tout en tenant compte des formes sélectionne ses photos en fonction de leur potentiel d’émotion de leur contenu humain et raconte son histoire en se tenant au plus prés de l’action. Et c’est encore dans la même direction qu’il utilise cet outil supplémentaire que lui procure le tirage noir et blanc. Comme un romancier qui donne plus ou moins de relief à ses personnages en les incluant diversement à l’action, Klein oriente le regard du lecteur en « faisant venir » tel ou tel visage vers l’avant par les moyens du tirage. Par contre l’opération inverse, l’atténuation, le camouflage ou l’élimination d’un détail ou d’un visage, n’apparaît jamais dans les indications qu’il écrit au crayon rouge sur les épreuves de travail à l’intention de son tireur. Comme si Klein voulait voir toujours plus, jamais moins.
L’été du Mondiale aura permis à William Klein de prouver encore une fois que le langage photographique qu’il a inventé il y a plus de trente ans est plus adapté que jamais à la vie, à la ville, et au monde de ces années de fin de siècle. Mieux encore que dans la Rome des années cinquante, son oeil de plasticien-cinéaste-photographe épouse notre univers publicisé, médiatisé et mouvementé. On imagine difficilement un autre regard sur Torino Mondiale une fois qu’on a vu ses images. C’est un langage ultra-moderne où les jeunes se reconnaissent, retrouvent le vocabulaire visuel de la pub et de la télé, car ceux qui font la pub et la télé aujourd’hui, connaissent depuis longtemps les images de Klein.
Son grand mérite aura été ici encore cette « mise à plat » des personnages qui lui est si particulière et qui est à l’opposé de l’ordre pictural classique avec ses seigneurs grands et ses paysans tout petits. Sa façon de photographier, d’organiser ce poignant théâtre de visages a une caractéristique rare: celui de ne pas comporter de hiérarchie. Le traitement est le même pour tout le monde, sarcasme et tendresse mêlés pour le puissant comme pour le marginal, pour le roi à cheval comme pour le tifoso déçu. Non pas que Klein impose un discours social, loin de là! Mais sa manière, décapante et digne à la fois, ne retient des êtres que leur essentielle humanité. Au bénéfice bien sûr des sans-grade, des gens sans importance. A ceux-là, Klein donne quelque chose d’unique et d’infiniment précieux: une image, une identité, une existence à laquelle ordinairement n’accèdent que les grands de ce monde. En médiatisant l’homme de la rue, Klein lui donne une revanche.
( In Torino ’90. William Klein. Federico Motta editore, 1990.)