La statue d’Arago
Faut-il élever une statue à Arago, l’homme qui en 1839, réussit à convaincre l’État Français d’acheter les brevets de Niepce et Daguerre, afin de donner la photographie à la France et au monde? La question vaut d’être posée sans doute. Mais à notre avis, la célébration de l’évènement et l’hommage, se sont traduits en France par des actes heureusement plus significatifs que l’érection d’une statue. Car la reconnaissance de la photographie par les institutions artistiques au cours des années quatre-vingt participe, comme l’action d’Arago, de cet « esprit français » qui veut que rien d’important ne se fasse dans le pays, sans que l’État n’y ait sa part. Et cette reconnaissance désormais effective, constitue bien pour la photographie l’évènement majeur de ces dernières années.
Le statut de la photographie, celui des photographes, a si bien évolué qu’on a déjà oublié ce qu’était la situation d’hier. Naguère en effet, les vieilles photos appartenaient au monde des brocanteurs, des marchés aux puces, et au mieux, à celui des archives poussiéreuses, tandis qu’on jetait à la poubelle après usage les tirages récents. Aujourd’hui, les photographies sont aux cimaises des musées, des galeries, et dans les coffres-forts des collectionneurs. Désormais aussi, les photographes sont honorés chaque année d’un Grand Prix National, au même titre que les littérateurs ou les musiciens, et cette égalité contribue beaucoup à leur considération dans la bonne société.
Certes, la métamorphose ne s’est pas faite d’un coup de baguette magique. Parmi ceux qui ont tracé la voie, sans doute faut-il mettre au premier rang, les Rencontres d’Arles et leur créateur qui n’eurent de cesse d’intéresser pouvoirs publics locaux et nationaux à la cause de la photographie. Mais les premières ébauches d’un organisme national, fondé dans la seconde moitié des années soixante-dix, laissèrent les adeptes sur leur faim. Par contre, l’annonce d’une nouvelle politique culturelle, incita les principaux acteurs de la photographie française à s’atteler durant l’été 81, à l’élaboration d’une plateforme. Axée sur les trois principes de l’action culturelle, création, diffusion et animation, elle devait servir de base à une politique pour la photographie d’expression. Quelques mois plus tard naissait le Centre National de la Photographie, pendant de celui du cinéma, et qui reprenait grosso modo les voeux de la profession. Longtemps après l’action décisive d’Arago, mais dans le prolongement logique de celle-ci, l’état reconnaissait le fait photographique de création, son autonomie, et son importance dans une culture de jour en jour plus marquée par l’image.
En moins de dix ans, le CNP a mis sur pied une centaine d’expositions au Palais de Tokyo, le plus grand espace au monde consacré de façon permanente à la photographie. Il a publié dans le même temps, soixante-dix titres d’une collection qui met pour la première fois à la disposition d’un large public les éléments de base d’une culture photographique. Les jeunes créateurs ont reçu avec « Moins Trente » un coup de pouce biennal, et la création de haut niveau a été favorisée par l’attribution d’un Grand Prix International Henri Cartier-Bresson richement doté. Tout n’est sans doute pas parfait. Les salles du Palais de Tokyo ont parfois un peu de cette froideur muséale qui sied encore plus mal à la photographie qu’aux autres arts plastiques. On aimerait y trouver un peu plus d’animation, aux divers sens du terme. Mais peut-il encore être question aujourd’hui, dans les années quatre-vingt-dix, d’une animation au sens où on l’entendait dans les Maisons des jeunes et de la culture des années soixante? N’est-ce pas animer, en cette fin de siècle cathodique, que de faire passer à la télé, Bayard, Demachy, Friedlander, Koudelka et soixante autres? En attendant pour la photo peut-être un peu plus de…folie.
Parce qu’il diffuse la création contemporaine, le CNP est devenu le porte-drapeau de nos institutions se consacrant à l’image. Pour autant, ce n’est pas la seule qui ait contribué à changer le paysage photographique français. La politique systématique d’achat de photographies par le Fonds National d’Art Contemporain, l’aide de la Mission pour la Photographie aux organismes locaux, de Metz à Douchy-les-Mines en passant par Toulouse et Lorient, les acquisitions des Frac, tout cet ensemble a créé un « climat » comme il n’en avait jamais existé auparavant. Car la présence d’un pôle puissant et actif induit immanquablement un effet d’entraînement dans les autres institutions et au niveau local.
La France est le pays du monde qui possède le patrimoine photographique le plus riche et le plus prestigieux. A elles seules, les Archives du Fort de Saint-Cyr recèlent un million et demi de négatifs originaux des grands photographes français du 19ème siècle, de Baldus à Atget, et de Marville à Nadar. La Mission du Patrimoine Photographique qui gère ces archives, s’emploie aussi à les enrichir par les donations des grands créateurs du XXème siècle. Au cours de ces dernières années sont ainsi devenus patrimoine national, des dizaines de milliers de négatifs de Ronis, Kertész, Kollar, René-Jacques, Colomb, Bovis. Viennent de s’y ajouter récemment les quatre millions de négatifs du Studio Harcourt, qui constituent la plus précieuse et la plus étonnante galerie de portraits du vingtième siècle qu’on puisse imaginer. La modernisation, grâce au vidéodisque, des conditions de conservation et d’accessibilité, devrait donner à la recherche en histoire de la photographie un développement proportionnel à l’importance de ces trésors.
Si l’on ajoute à toutes ces activités, l’attention constamment portée à la création contemporaine par le Cabinet Photographique de la Bibliothèque Nationale, l’ouverture d’un département photo au Musée d’Orsay, les expositions du Centre Pompidou, si l’on considère qu’Arles, ses Rencontres, et son Ecole Nationale, sont devenues chaque année en juillet le rendez-vous mondial de la photo, on nous pardonnera de retenir de cette décennie, non pas telle ou telle exposition, mais la création et le renforcement de ce réseau d’institutions photographiques unique au monde.
Cela ne nous a pas empêché d’être bouleversés par le San Clemente de Depardon et le Sahel de Salgado, de nous délecter des 6X13 de Lartigue et de la subtilité de Bonnard photographe, d’apprécier l’humour d’Erwitt et de Winogrand, et de nous sentir frères du commun des mortels de William Klein. Nous avons vibré bien sûr devant ces images, mais en même temps que de nos émotions, nous nous souviendrons que durant ces années-là, la photographie devint une facette supplémentaire et désormais incontournable de la vie culturelle française.
N’était-ce pas la façon la plus efficace en même temps que la plus élégante de rendre hommage à François Arago? Mais que cela ne vous empêche pas, si vous en avez envie, de lui élever une statue.
( In Vous avez dit culture ?… Centre National de la Photographie. Paris, 1992.)