La décennie prodigieuse
Les éditions suisses de la Guilde du Livre / Clairefontaine ont développé leur activité de 1936 à 1976.
Mais c’est dans les années cinquante que leur production d’albums photographiques a connu son apogée
et marqué d’une pierre blanche l’histoire de la diffusion de la photographie.
(Extraits)
L’aventure couronnée de succès des albums photographiques de la Guilde du Livre pose une question. Comment un petit capitaine d’industrie, revenu du centre de la France pour créer à Lausanne sa maison d’édition dans les années 1930, a-t-il pu en deux ou trois décennies, publier, à côté d’ouvrages de littérature générale, plusieurs dizaines d’albums qui font aujourd’hui date dans l’histoire de la photographie ? Mise à part son habileté éditoriale, on se demande par quels moyens, à la faveur de quelles circonstances, Albert Mermoud est parvenu à mettre à son catalogue ces chefs-d’œuvre de l’édition photographique que sont La Banlieue de Paris, Charmes de Londres, La France de profil, Ombrie terre de Saint François, ou encore Israël, Plaisir du jazz et Venise des Saisons ? Alors que dans les années quarante et cinquante la photographie pâtit d’une identité incertaine, se cherche encore une légitimité, une autonomie, un statut artistique, comment la Guilde du Livre est-elle parvenue à s’attacher la collaboration de photographes tels que Doisneau, Izis, Strand, Schuh, Grindat ou Berengo Gardin, qui figurent aujourd’hui parmi les grands noms de la photographie du XXème siècle ?
Dans ses entretiens avec Pittier & Zahnd1 en forme de mémoires, oubliant La Banlieue de Paris de Doisneau et Cendrars publié par lui dans les années quarante, Mermoud dit que Paris des rêves (1950) » a ouvert la voie dans un domaine jusqu’alors inexploré : celui de la relation étroite entre le texte et l’image photographique« . Tout Mermoud est là, dans l’intuition que la photographie est en train de devenir quelque chose d’important, mais qu’elle a encore besoin de la béquille du texte. Il le justifie joliment par un exemple éclairant à propos du même album: » Lorsque je vois le cliché de la fontaine de la Concorde dans la nuit avec la petite note de Dominique Aury “ Il est minuit, Paris met ses bijoux ”, j’y lis plus qu’un commentaire à l’image, mais une part essentielle de son ambiance et de sa complicité « . Dominique Aury lui renverra la politesse en écrivant tout aussi élégamment que dans un album de la Guilde » c’est le texte qui est l’illustration de l’image ».[…]
Une anthologie de la photo des années cinquante
Au-delà des vicissitudes propres à la Guilde dont on trouve des détails savoureux dans les archives conservées à la Bibliothèque Municipale de Lausanne 7, ce dont Mermoud bénéficie indiscutablement, c’est de l’engouement pour la photographie dans cette période historique, et tout particulièrement au cours de la décennie cinquante. C’est en effet au cours de celle-ci que sont publiés en France Images à la sauvette (1952) et Les Européens (1956) de Cartier-Bresson par Verve, le Belleville de Ronis (1954) et, par Robert Delpire quatre titres marquants: deux autres Cartier-Bresson, D’une Chine l’autre avec un texte de Jean-Paul Sartre (1954) et Moscou (1955), plus le Séville de Brassaï (1954, texte de Montherlant) et le Japon de Werner Bischof. Et encore, les ouvrages édités par Pierre Seghers comme La France à livre ouvert (1954) et ceux agencés par François Cali dans la collection Les Imaginaires chez Arthaud: La France aux visages (1953) et le Dictionnaire pittoresque de la France (1955), tous bâtis sur les images des photographes majeurs de l’époque, de Cartier-Bresson à Doisneau et de Brassaï à Ronis. Sans oublier les deux coups de canon dans la photographie que sont le New York (1956) et le Rome (1958) de William Klein au Seuil ! […]
Sans doute aussi cette expérience aura-t-elle contribué à jeter les bases d’une esthétique que Claude Roy, architecte de plusieurs titres, s’essaie à définir: « un bon livre photographique n’est jamais l’addition d’un bon cliché à un autre bon cliché. Le signe + n’est jamais une clé de l’œuvre d’art, ni l’accumulation sa définition. Les livres qui ont fait date dans l’histoire du livre illustré de photographies ne sont pas ceux où les documents, et les textes qui sont leur contrepoint, s’ajoutent mécaniquement les uns aux autres, mais ceux où ils se multiplient l’un par l’autre. Soit qu’on se trouve en face d’un de ces livres où le discours du photographe se suffit à lui-même, parce qu’il s’appelle Doisneau ou Cartier-Bresson, ou bien devant ces merveilleux dialogues qui s’établissent entre Izis et Prévert, entre Izis et les textes de la Bible, du folklore israëlien, de la grande poésie juive, entre Ergy Landau et Pierre Gascar, entre les photographies de Bischof ou de Roiter et les chansons populaires chinoises… Il n’est pas d’œuvre d’art sans une idée derrière la tête, et un sentiment derrière les images. Un grand photographe n’est jamais, même s’il est un chasseur d’instantanés, un simple collectionneur d’instants. » 8
Dans un registre qui lui est propre, André Malraux complète à sa manière visionnaire, ces prolégomènes pour une bibliophilie photographique: » Les livres photographiques ont été d’abord des recueils de documents, des souvenirs de voyage, des reportages pittoresques. Puis ils ont échappé à l’album du touriste en retrouvant l’accent et la signification des films documentaires consacrés au Dnieprostrpoï ou a la Tenessee, à la lutte de l’homme contre les éléments. Et les meilleurs d’entre eux trouvent aujourd’hui leur art et leur autonomie en substituant à la prédication des épopées didactiques, une signification plus complexe et plus énigmatique, des images moins efficaces par ce qu’elles affirment que par ce que leur ensemble suggère; cette technique, que l’on crut née pour saisir la réalité dans l’instant, devient art lorsqu’elle saisit l’instant où se reflètent les siècles, l’instant qui métamorphose le réel en le prolongeant dans l’interrogation du poème. » 9
[ In La Guilde du Livr. Les albums photo 1941-1977. Éd. Les yeux ouverts. Paris, 2012.]