“J’ai 17 ans
Je suis maigre et mal fringué
J’apprends un métier sans avenir
Le décor qui m’entoure est absurde
Quand je montre ces photos à mon entourage,
ils sont tous d’accord, c’est de la pellicule gâchée
M’en fous, je continuerai quand même
Un jour peut-être il y en aura un pour trouver dans mes images
comme un ricanement révolté.”
Journal de Robert Doisneau,1929
.
À l’imparfait du livre
[extraits]
Si l’on excepte quelques publications liées à l’occupation, à la Libération, et les participations plus ou moins importantes à des ouvrages collectifs, le premier livre véritable de Doisneau est incontestablement La Banlieue de Paris, un coup d’essai coup de maître, qui va beaucoup conditionner, non seulement la suite de ses expériences éditoriales, mais probablement une bonne partie de sa carrière et toute sa vie de photographe. Nous analysons à sa place la genèse de ce livre, et les témoignages sont précieux qui nous en donnent les détails.1 Pour l’humble artisan de la banlieue sud, comme il se définissait lui-même, la rencontre avec Cendrars, écrivain connu de vingt-cinq ans son aîné, fut incontestablement un événement majeur. “Mes photographies, brutes de décoffrage, plaisaient à Cendrars. Il me l’a dit. « Nous allons faire un livre ». À distance, il m’a téléguidé. L’homme riche, celui qui peut tout acheter, ne peut s’offrir un aussi beau cadeau que celui apporté un beau matin par le facteur de Montrouge. Imprimé, relié, avec, de surcroît, mon nom sur la couverture [l’édition Seghers, ndlr], le livre, La Banlieue de Paris, avec son titre éblouissant. C’est bien simple, il a fallu que je m’y reprenne à deux fois pour le lire tellement j’étais ému.2”
Les deux éditions, celle publiée par Pierre Seghers, tout autant que l’édition pré-originale de La Guilde du Livre,3 sont aujourd’hui des raretés très recherchées par les bibliophiles. Malgré le maigre succès qu’elles eurent à l’époque, elles témoignent déjà de l’assurance de Doisneau dans une vision photographique, alors qu’il n’avait guère plus de trente ans au moment des prises de vues à l’origine du livre.
La décennie qui suit, fertile pour l’édition photographique en France4, verra paraître plusieurs ouvrages entièrement illustrés par Doisneau. Malgré les ambigüités que nous verrons plus avant, ils établissent définitivement celui-ci dans un statut de photographe reconnu. Entre 1954 et 1956 en effet, Doisneau est l’unique photographe de : Les Parisiens tels qu’ils sont (Delpire), Instantanés de Paris (Arthaud), Pour que Paris soit (Cercle d’Art), Gosses de Paris (Jeheber), et 1,2,3,4, compter en s’amusant (La Guilde du Livre) ! Les deux premiers de cette série déterminante nous intéressent particulièrement parce qu’ils sont produits par deux hommes d’images. Avec Les Parisiens tels qu’ils sont, dans sa collection Huit, Robert Delpire, alors jeune éditeur, tente de créer une collection accessible à tous, mais malgré le petit format 13×19 cm, cette collection ne devient pas populaire. “J’ai voulu faire trop bien : jaquette plastifiée, reliure plein papier, texte sur velin… Ils étaient trop chers et se sont mal vendus malgré la notoriété de leurs auteurs.”5 À l’inverse, Les Instantanés de Paris, publiés par un plus grand éditeur, Arthaud, va connaître une vraie popularité et surtout fixer pour longtemps l’image d’un Doisneau spécialiste du pittoresque parisien, de l’anecdote humoristique, et engendrer des malentendus qui vont perdurer. Albert Plécy, qui dirige le Parisien libéré, où il traite les photographies comme une matière première qu’on peut segmenter, assembler et recadrer selon les besoins du journal, se pique de théoriser la photographie, de définir ce qu’est une bonne photo, et a fondé l’association des Gens d’Images l’année précédente. Qu’avec Pierre Faucheux le metteur en pages, ils recadrent la plupart des photos, certaines outrageusement, passe encore, l’époque en usait ainsi, et Doisneau laissait faire. Mais il fallait un certain mépris du photographe et de la photographie, pour oser, sur la couverture d’un livre censé célébrer une œuvre, retailler des photographies en ovale et les recouvrir d’à-plats couleur mauve ou vert épinard ! Le plus dommageable pour le fécond créateur qu’est Doisneau, est dans le choix des images, et la façon dont Plécy le réduit à ce qu’il a de plus léger, de plus anecdotique. Doisneau ne s’y trompait pas qui dira à Chevrier en 1982 de ce livre que c’est “un peu n’importe quoi.”6 Pour faire bonne mesure, le texte de Cendrars qui était une sorte de roman noir dans la Banlieue, est réduit dans Instantanés à une préface banale et complaisante, sans rapport avec la marque du grand écrivain. […]
Dans la dizaine d’années qui suivent, les dernières de sa vie, Doisneau va connaître la renommée, le succès, et mille sollicitations diverses auxquelles il n’a pas été habitué. Sa proverbiale gentillesse, sa générosité, son incapacité à dire non, feront qu’il s’embarquera dans des aventures éditoriales magnifiques ou médiocres. C’est d’abord en 1986 une première consécration parmi d’autres, avec l’exposition et le livre Un certain Robert Doisneau montés par Robert Delpire. Ce dernier, révéré dans le monde photographique pour être l’éditeur des mythiques Américains de Robert Frank, puis de presque tous les livres d’Henri Cartier-Bresson et Joseph Koudelka, est un peu considéré en France, comme le pape de l’édition photographique de cette fin du vingtième siècle. Or bizarrement, il n’a rien publié de Doisneau depuis Les Parisiens tels qu’ils sont, trente-deux ans auparavant ! Et, selon Chantal Soler, qui travaille alors chez Rapho, et que Doisneau appelle “sa troisième fille”, le photographe en était un peu “chagrin”. En faisant le lien entre Claude Geiss (Crédit Foncier de France), Hervé de la Martinière (Éditions du Chêne) et Jean-Luc Monterosso (Mois de la Photo), Chantal Soler parvient à mettre sur pied un projet qui va se concrétiser par une exposition dans le cadre du Mois de la Photo 1986. L’exposition a lieu dans la Salle des Tirages du Crédit Foncier de France, et dans le catalogue du Mois de la Photo, on peut lire :“Doisneau est un monstre sacré… mieux, Doisneau c’est la France à lui tout seul… Doisneau c’est Prévert, Cendrars, Trenet, Renoir et Piaf réunis.” Et plus loin :“ Ce qui attache les gens à Doisneau, ce n’est pas comme on croit la nostalgie d’un certain Paris, ou d’une certaine époque, mais bien qu’ils ont senti là, derrière l’objectif, un homme fait comme eux, de la tête aux pieds, avec un regard, un cœur, jamais amer, toujours complice, franc comme la main, un esprit libre, droit, qui n’aime pas trop les riches, les grands discours et les chichis, bref ils ont rencontré un type vraiment épatant.”11
Le livre-catalogue, près de deux cent pages grand format, peut être considéré à bon droit comme la sélection anthologique définitive publiée du vivant de Doisneau, avec son concours actif. Car outre les choix négociés avec Delpire, les légendes rédigées pour l’occasion par Doisneau sont comme des écrins artistement fignolés qui donnent aux images une voix, une chaleur, et malgré la distance mise par l’humour, une humanité incomparables. Preuve que Doisneau est désormais un auteur à part entière et une vedette du monde de la photographie, le livre comporte un chapitre sur ses photos en couleur de la Datar, et un autre constitué de son album de famille privé, avec enfants et petits-enfants ! Grâce au mécène qui fait circuler l’exposition et son catalogue, dans ses filiales des grandes capitales, La très véridique histoire d’un photographe racontée par lui-même, (sous-titre du livre-catalogue) touche des centaines de milliers de personnes dans l’Europe entière. C’est un premier couronnement. Noter que dans ce même Mois de la Photo 1986, Doisneau a, chose rarissime, une deuxième exposition, celle de ses portraits d’écrivains à la Maison de Balzac. […]
Dans la première partie de sa carrière, Doisneau “laissait faire” et toute publication était bonne parce qu’elle contribuait à “faire bouillir la marmite”. Plus tard, par tempérament, respect de l’autre, et parce que le pli était pris, il a continué à ne pas intervenir. Mais des témoignages concordants confirment qu’en réalité, il ne s’en moquait pas du tout, et qu’il a même pris, chose extrêmement rare chez lui, des colères terribles devant des maquettes de livre galvaudant son travail.
Aujourd’hui, l’édition, la photographie, ont changé. Le statut de cette dernière à l’intérieur de la sphère culturelle n’est plus le même que dans les années cinquante. Les photographes de la génération de Doisneau travaillaient pour l’illustration, pour la presse, rarement pour un livre. Contrairement à beaucoup de photographes d’aujourd’hui, il ne travaillaient pas pour faire œuvre. Lorsque cette nouvelle manière de pratiquer le métier de photographe s’est répandue, Doisneau était certes encore parmi nous, mais pour lui il était trop tard : on ne change pas, à soixante-dix ans passés, sa façon de vivre le métier dans lequel on s’est investi corps et âme pendant plus d’un demi siècle !
Par contre, peut-être nous incombe-t-il, à tout le moins nous est-il permis, critiques, historiens, éditeurs, de regarder l’œuvre de Doisneau avec un œil neuf. Les metteurs en scène de théâtre reprennent bien les pièces du répertoire pour mettre l’accent, par de nouvelles interprétations accordées à la sensibilité de notre temps, sur tel ou tel trait implicitement contenu dans l’œuvre originale. Si le travail réalisé par Doisneau chez Renault dans les années trente, ou le reportage à Palm Springs ont attendu cinquante ans pour être publiés, ne peut-on penser qu’il y a bien d’autres trésors cachés parmi les quatre cent mille négatifs ? Nous le croyons vraiment au terme de ce voyage dans l’univers des livres de Doisneau, et c’est ce qui nous a dicté le choix du titre de notre essai, inspiré de la phrase de Prévert :“C’est toujours à l’imparfait de l’objectif qu’il conjugue le verbe photographier.” En prenant imparfait, non pas au sens d’une conjugaison, mais dans celui d’une pratique voulue et assumée de l’imperfection, de l’inachèvement. Certes Doisneau avait un attachement typiquement ouvrier à l’ouvrage bien fait, mais il avait aussi la conviction que “tout cela n’était pas très important” et que l’ensemble qu’il nous laissait était une œuvre ouverte !
Doisneau ne doit pas rester uniquement et éternellement le « rigolo » anecdotique du pavé parisien des années cinquante que beaucoup voudraient qu’il soit, parce que ça se vend bien. “On me dit toujours « tu devrais faire un livre sur les fêtes » C’est de ma faute : j’aime faire rire parce que ça désarme. Mais j’ai horreur de la fête, la joie qui se déclenche à l’heure H, ça m’agace. Ce qui est intéressant dans la fête, ce sont les coulisses, ce qu’on trouve quand on passe derrière les baraques : un peu comme les épaves rejetées par la mer, on les trouve là.”13 L’apport de Doisneau à la photographie est immense, sa liberté, son engagement humain sont sans pareil, et nous n’avons pas fini d’en prendre la mesure. Heureusement, des signes de reconnaissance d’un autre Doisneau que celui des carteries commencent à poindre ici et là. En vrac, l’exhumation des travaux chez Renault, les publications de Palm Springs et de la Datar, les portraits d’artistes et d’écrivains, le dernier Photopoche s’attachant à montrer d’autres Parisiens, les Travailleurs de Jean-Yves Quierry, l’exposition à la Fondation Cartier-Bresson entre autres, montrent qu’un Doisneau plus grave, plus profond, plus complexe existe et c’est celui que nous aimons. Les éditeurs s’honoreront en poursuivant dans cette direction pour que les livres de Doisneau à venir soient un reflet plus juste de son œuvre.
Au cours des conversations qu’il eut à la fin de sa vie avec Peter Hamilton, Doisneau confessa : “Je n’ai jamais bien cherché pourquoi j’ai fait des photos. En réalité, c’est une lutte désespérée contre l’idée qu’on va disparaître. C’est un truc que je n’accepte pas bien, on ne devrait pas penser que toute action est provisoire et momentanée. Je m’obstine à arrêter ce temps qui fuit. Ce qui est une folie complète.”14
Non Robert, ce n’est pas une folie, et cette lutte, tu es en train de la gagner ! Avec tes livres. GM.
( In Robert Doisneau, un photographe et ses livres. , Les Yeux ouverts, Fontainebleau, 2013.)